Torget, en français

1

 

elle qui a l’air si triste avec ses lunettes et son manteau vert pâle, là-bas près de la banque, qui brûle d’un violent feu intérieur , qui a souffert d’un cancer dans son enfance et qui, pendant deux longues années, était à la dernière extrémité, elle eut alors un long entretien avec Dieu et avec la mort et considère, depuis lors, chaque jour comme un don inespéré qu’il s’agit d’apprécier à sa juste valeur, un cadeau merveilleux qu’elle découvre chaque matin avec son regard curieux de petite fille, son air si triste, ses lunettes et son manteau vert pâle, elle brûle parfois si fort, au point que plusieurs de ses amis se sont mis à l’éviter par crainte d’être éblouis par l’intensité des flammes et d’en paraître eux-mêmes que plus tristes et plus indifférents, ils disent qu’elle, qui semble si triste, et ils vont en le répétant de plus en plus souvent, est si pleine de vie et si spéciale, et ils le disent sur un ton de reproche comme si l’intensité était une sorte d’affection, elle s’éloigne maintenant vers le passage clouté où

 

2

 

la Femme à la Mazda rouge s’est arrêtée, assise derrière son volant, attendant impatiemment que le feu passe au vert, qui plus est dans la mauvaise file, elle se lèche la lèvre supérieure, jette un rapide coup d’oeil au rétroviseur et, seule dans la voiture, elle dit tout haut: ”je suis encore belle”; elle ne sait pas ce qui l’attend ce soir, vers 21h, au moment où le téléphone va sonner et où celui qui est son mari depuis huit ans et le père de ses trois enfants, qui demeure Tessins väg, va téléphoner de chez Elle, dont elle avait appréhendé l’existence depuis déjà longtemps, il va lui dire qu’il faut avoir l’audace de la franchise, que ce qui arrive vaut mieux pour tous les deux. Elle va se taire, sangloter, tomber des nues, hurler ”Espèce de Salaud, comment as-tu osé ?” et elle ne sait pas que, deux mois plus tard, lui, Lennart, va se réveiller dans un lit à Videdal au petit matin avec la sensation que le temps l’a rattrapé, dépouillé, mis à nu, rongé par l’angoisse et scrutant le visage de sa maîtresse, elle est encore endormie, aussi belle que lorsqu’il est tombé amoureux d’elle. Mais, tout à coup, il est pris d’une envie irrésistible de rentrer ”à la maison”, et, le même jour, il va téléphoner chez lui, la femme à la Mazda rouge va se diriger vers l’appareil et aucune parole ne va sortir de sa bouche, ni de la sienne non plus, mais voici que le feu passe au vert et la femme à la Mazda rouge va démarrer, observée par

 

3

 

l’homme qui tombe amoureux 6 à 8 fois par jour et qui se tient là, debout à l’arrêt du bus. Il aperçoit furtivement ses lèvres et ses joues pourpres et lorsque le bus s’arrête à hauteur de ses pieds, il a déjà entamé son long périple à travers l’Asie avec la femme au volant de la Mazda rouge, ils ont loué un bungalow pendant 6 mois à Bornéo, elle s’est libérée de ses obligations, lui aussi, ce sont ses joues à elle qui le font voyager si loin dans un temps si court, mais imperceptiblement, sans qu’il s’en aperçoive, il change de continent et de femme en voyant la nana basanée en chaussures à talons compensés, il fait l’amour avec elle avec espièglerie, au beau milieu d’un champ de colza en fleurs et elle l’accueille exactement comme il a toujours rêvé d’être accueilli, et maintenant, il ne pense plus au remplacement qu’il a effectué dans une école de banlieue où les jeunes font de la mobylette dans les corridors et jettent des balles au-dessus de sa tête pendant les heures de cours, ni à son mémoire de pédagogie qui réclame toute son attention, non, il ne pense plus qu’à elle, la nana basanée qui est montée dans le bus et s’est assise tout à l’avant: il pense à sa nuque, au champ de colza et imagine les caresses qu’il pourrait lui prodiguer avec toute l’harmonie sensuelle dont il se sent le détenteur et lorsqu’elle jette un regard à travers la fenêtre du bus, il la suit des yeux et ils découvrent en même temps

 

4

 

le peu loquace employé de la compagnie d’assurances Folksam qui sort toujours déjeuner seul à midi et dont l’astronomie est la grande passion, il a pour habitude de s’amuser à tracer des plans célestes et cosmiques sur ses collègues et sur son lieu de travail, tout semble alors si futile, constate-t-il souvent et il réfléchit sur les pluies de météores du futur, le ”big bang” et les distances infinies, tellement infinies qu’elles font le désespoir de son pauvre cerveau, souvent, pendant son repas, il joue avec le concept de probabilité pour que cette même place qu’il traverse quotidiennement soit la fin de course pour une météorite, quelle sera la profondeur du cratère ainsi creusé, il sait que ce n’est pas l’impact lui-même, la réaction non pas physique mais chimique entraînée par la collision qui, à son tour, pourrait détruire toute forme de vie sur la planète, il croit savoir que c’est là la cause de la disparition des dinosaures et essaye d’évaluer les probabilités pour qu’un tel événement se reproduise, c’est ce à quoi il pense en traversant la place, une chance sur un million pour que cela se passe dans un avenir proche; il n’y a pas d’assurance pour ça, pense-t-il encore, mais peut-être y a-t-il malgré tout un dieu, il doit en être ainsi, poursuit-il en pénétrant dans le bureau de tabac pour acheter un ticket de loterie, tout en pensant: une chance sur un million et l’homme qui, dans la queue, juste avant lui vient d’acheter son journal du soir

 

5

 

c’est celui qu’on surnomme ”Pelé”, il va, ne pensant à rien en particulier, vient d’arriver à l’âge de la retraite, se porte bien et se remémore de plus en plus les événements de sa vie, se rappelant tout à coup comment on lui a attribué son surnom, ce matin-là, au port, il y a une éternité, peut-être en 61 ? sur le ”Claus”, ce caboteur allemand ancré dans le port franc, trois lourdes caisses de verres, il y a des spécialistes dans la cale, Charly Nickel, Charly le Croissant et le gars de la Bande, se rappelle-t-il et encore un autre, serait – ce Sven la Cinquantaine ? cela prend du temps depuis sa cabine de grutier, il voit les câbles serrés de plus en plus près aux rebords des écoutilles, c’est juste avant le déjeuner, il ressent le léger stress, l’énervement qui s’accroît, il veut avoir le temps de faire sa partie de cartes de midi avec les autres grutiers, et s’il n’arrive pas à l’heure, il ne pourra pas jouer et il doit se contenter d’un maigre repas, il lâche tout, le bras de la grue bascule, toute la grue est ébranlée et il voit la grosse boule du câble, cinq cents kilos qui arrive à toute vitesse vers la cabine du grutier et il a juste le temps de se précipiter dehors et de se protéger avant que la boule ne pulvérise la cabine, Pelé ! il entend son nom au même instant, c’est, bien sûr, Nickel au fond de la cale qui l’a interpellé pour se figer tel un tatouage éternel, comment refroidit un nom, combien de temps un nom vit-il ? pense-t-il et où sont ceux qui m’ont appelé ainsi; Nickel est-il toujours en vie ? se demande-t-il avant de se fondre dans la foule. Au fait, qu’est-ce que j’étais venu faire ? ah oui ! acheter des gants et ensuite faire un tour jusqu’à ma maisonnette, peut-être, il ne sait plus au juste, il va voir, Pelé aussi va voir et là, devant le bureau de tabac, il se heurte brusquement à

 

6

 

l’homme qui cette nuit a fait un rêve erotique brûlant, il porte une casquette grise et un pull bleu épais, est âgé d’une cinquantaine d’années et se dirige en rêvant vers la place, vient d’ingurgiter un ”kebab” chez le spécialiste des kebabs, mais toute la journée, il n’a eu qu’une seule et unique idée fixe, le rêve érotique brûlant de cette nuit et il le porte avec lui comme une perle; un mystère, pense-t-il et, comme il se le dit à lui-même, il ne peut réaliser qui diable peut-elle être, cette employée dans son petit tablier et comment cela a-t-il été possible, comment il a été happé dans ce tourbillon de chaleur, dans ses bras et dans son sexe, et pourquoi justement cette nuit, qui est-elle, existe-t-elle vraiment ? pense-t-il, lorsqu’il bouscule Pelé devant le bureau de tabac et, tout en murmurant un rapide ”Pardon” alors que toute son énergie est tournée vers l’intérieur de lui-même, dans une délicieuse quête du visage qu’il ne peut se rappeler avoir jamais vu dans la vie réelle, qu’en est-il au juste ? il est employé de banque et n’a toujours cru qu’à la réalité des choses: c’est un jour comme les autres, Nokia est à la hausse, Ericsson à la baisse et Volvo lance des préavis de licenciement, des foules de chiffres exigent toute son attention, un jour ordinaire dans sa vie et, en même temps, le plus déconcertant qui soit. Ses collègues de la banque ne le reconnaissent pas vraiment: nous le laissons devant l’écran de son ordinateur, en pleine introspection et c’est pourquoi il ne remarque pas, dans la queue du distributeur de billets,

 

7

 

l’ homme que tout énerve, qui est énervé par le niveau trop élevé du tic-tac sonore du passage clouté, qui porte des caleçons longs un peu trop tôt, car il ne fait pas aussi froid qu’il croyait, qui s’irrite de la longueur de la queue au distributeur de billets, qui trouve qu’il y a trop de jeunes immigrés dans le centre et que la moitié d’entre eux aurait été largement suffisant, et aujourd’hui, c’est pire que jamais, le facteur s’est encore trompé et il a reçu le courrier d’un autre Erik Andersson qui a probablement, lui, reçu le sien, ils n’arriveront jamais à se mettre dans la tête que ce sont deux personnes différentes qui habitent dans des escaliers différents ! ce doit être encore à cause des réductions de crédits et cela le met hors de lui… et voilà que recommence le tic-tac trop fort du passage clouté: combien y a-t-il d’aveugles, au fait ? ce tic-tac que l’on entend partout, pense-t-il en s’énervant à cause de ce putain de soleil qui l’aveugle en plein visage au moment où il va composer le numéro de code et le store qui descend si bas qu’il est obligé de se baisser au point que ça lui fait mal au dos, et ce putain de dos aussi, il l’énerve ainsi que la société PLM où il travaille depuis deux cents ans, quelle sensation jusqu’à ce que le dos prenne fin, et ce putain d’Ulf Laurin, et puis, non….c’est trop con, voilà que les relevés de compte du distributeur aussi sont finis, j’aurais dû m’en douter, marmonne-t-il en empochant les deux cents couronnes. Il ne reste plus qu’une solution: une bouteille de schnaps et lorsqu’elle sera finie, il n’y aura plus de raison de s’énerver et ne voila-t-il pas que là, dans la rue, il aperçoit

 

8

 

le mec qui a l’habitude de jouer au hockey avec ses copains tous les mardis, il déboule sur son vélo, pédalant sans effort, tournant la tête, en faisant la grimace à cause des fumées des gaz d’échappement d’un bus diesel, ne désirant pas être écrasé, le mec qui a l’habitude de jouer au hockey avec ses copains tous les mardis, il n’en a pas tellement des copains, se sent plutôt seul, mais aujourd’hui c’est mardi et tout semble aller un peu mieux, la solitude est moins déprimante et espérons que nous serons nombreux ce soir, pense-t-il déjà, au moment du déjeuner, immobilisé au feu rouge, observant impatiemment le troupeau des gens emmitouflés dans leurs vêtements épais et qui traverse la chaussée sur le passage clouté et, dans les derniers il aperçoit

 

9

 

le philosophe de Sofielund: il est grand, il porte un bonnet et il est juché sur un vélo ridiculement trop petit pour lui, le philosophe de Sofielund fend la ville comme une lame en profondeur, il regarde le centre et la circulation intense qui y règne comme un morceau de lard à découper, il va prendre le train local qui va l’emmener à Lund où il enseigne la philosophie pratique. Sa grande passion, en dehors de Wittgenstein et de ceux qui font partie de son sujet, c’est Donald le canard: il possède tous les numéros depuis le début de la parution de cet illustré, sauf ceux de l’année 1951, il ne pourrait se rappeler le nombre de ventes aux enchères qu’il a visitées, les nombreux bouquinistes et revendeurs aux magasins minuscules et obscurs qu’il a épluchés à travers toute la Scandinavie justement pour cette raison, et lui, le philosophe de Sofielund, il pense souvent au philosophe allemand Emmanuel Kant, comment celui-ci, dans sa petite ville de Königsberg, ne se déplaçait que dans certaines rues et comment il suivait rarement, pour ne pas dire jamais, ses impulsions qui le poussaient vers les petites rues qui l’éloignaient de son but initial, le philosophe de Sofielund ressemble justement à Kant dans ce domaine: il passe toujours en vélo par les mêmes rues, s’assoit toujours aux mêmes terrasses de cafés, il n’y a d’ailleurs pas de mal à ça et il s’amuse parfois à comparer la ville de Donald à Königsberg, mais pas en ce moment, car maintenant, il continue son chemin sur son vélo et, au coin de l’oeil, il entrevoit

 

11

 

le vilain serbe endormi de Lantmännen qui est en congé de maladie depuis déjà un moment. Il était à Vucovar et il est passé par Omarska, le vilain serbe endormi de Lantmännen ne regrette rien, absolument rien répète-t-il souvent dans sa propre langue, rien, pas même d’avoir coupé les couilles d’un croate, père de trois enfants, dans un faubourg de Vukovar, ni même d’ailleurs d’avoir fait rouler la tête d’un jeune musulman d’Omarska et d’avoir ordonné au fils de celui-ci de tirer un penalty avec la tête de son père: ”allez, tire mon con ! le penalty est pour toi !” il ne regrette même pas ça, il ne regrette rien et, avant-hier, il a reçu une carte postale d’Arkan: une carte avec une invitation à une fête à Belgrade, voyage payé, mais il ne veut pas, il veut seulement rester ici à Södra Förstadsgatan, se fatiguer en marchant afin de pouvoir réapprendre à dormir, il ne sait pas quelle distance il a parcouru, il a découvert des quartiers de la ville qu’il ne connaissait pas et c’est la seule chose qui compte pour lui maintenant, se promener un peu partout et jouer aux échecs au club, maintenant il est midi et dans six heures les premiers joueurs vont arriver au club, il connaît le chiffre exact de ses victimes, vingt trois: il a gravé ce chiffre sur sa ceinture, dix-huit hommes et cinq femmes, en tout cas, aucun enfant, il aperçoit brusquement son visage qui se reflète dans la vitrine d’Axlin, le magasin de radio-télé, il remarque alors combien il ressemble à son père, une copie saisissante. ”Suis-je donc mon père ?” se demande-t-il en voyant ses yeux aussi enfoncés que ceux de son père et quand il voit son visage dans la vitrine, il bouscule légèrement

 

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la femme qui ne se rappelle plus bien ce qu’elle lit: elle a quarante cinq ans et elle est en route pour aller chercher une pizza à emporter qu’elle a commandée chez Charlie, elle travaille dans un cabinet d’experts comptables dans les parages et un parfum inconnu qui vient lui chatouiller les narines lui fait penser à une fantastique histoire de chronique familiale qui se déroule en France, à la fin du XIXème siècle, à la Belle Epoque, c’était comment, déjà ? elle se rappelle la merveilleuse atmosphère, la grâce sinueuse du langage, la reconstitution du milieu familial et de ses intrigues, mais, au fait, quelles intrigues ? comment s’appelait-elle ? comment diable s’appelait-elle ? c’est pas croyable ça, une des plus grandes expériences littéraires que j’aie jamais vécues ! mais quel était déjà le nom de l’écrivain ? ”C’est trop bête”, pense-t-elle et ressent comment les secondes qui s’écoulent réduisent impitoyablement en cendres un cerveau ramolli par l’âge, elle rougit et sent la honte lui monter le long des joues comme le niveau de l’eau dans un bateau en train de sombrer et juste comme elle pénètre chez Charlie: ”ça y est”, ça lui revient: Proust, Marcel Proust,” A la recherche du temps perdu” ! J’y avais consacré tout un été, pense-t-elle encore, et l’immense joie qu’elle ressent à ce moment précis se transforme, en un temps record, en un sourire bienheureux affreusement mal compris par

 

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la rouquine schizophrène de cinquante cinq ans qui, en voyant ce merveilleux sourire, se retourne derrière la femme qui ne se rappelle plus bien ce qu’elle lit en criant ” eh , la putain, espèce de putain féministe bourgeoise, ton alliance de mariage, tu peux te la foutre au cul; j’étais marié à un bigame qui savait parfaitement se débrouiller, un étranger d’ailleurs, mais ça ne fait rien, ma salope!” et cette petite gueule pointue de rongeur ne se contente pas de ces invectives hargneuses mais crache sa violence verbale sur tous ceux qu’elle croise, sa tête animée d’un mouvement rotatif de gauche à droite et vice versa, elle porte un manteau marron clair avec un revers marron foncé, elle est revêtue d’un tailleur de voyage, bien qu’elle ne soit qu’en promenade; dans une autre époque, elle aurait pu passer pour une intellectuelle féministe d’avant-garde à orientation anglo-saxonne ou pour la directrice connue d’une école renommée pour enfants surdoués,
on ne sait, si ce n’est qu’elle rencontre à ce moment précis…

 

24

 

L’homme qui s’inquiète parce que sa queue est trop petite ne s’est jamais douché en public et se promène toujours avec une main dans la poche comme s’il était toujours en train de mesurer la longueur de son pénis, a finalement décidé de rallonger son membrum virile; il y a, au centre de la ville, un chirurgien esthétique qui le fait et il est prêt à cracher jusqu’à cinq bâtons: il a déjà ramassé la somme et été prendre rendez-vous. Tout est prêt mais, hier, il a pris connaissance de quelques informations sur la façon dont cela se passait à savoir que l’on prélève des membres sur les cadavres de personnes décédées et il se trouve maintenant aux prises avec cette délicate question, s’il veut ressentir la mort jusqu’à cette dernière extrémité de la vie, un morceau de cadavre d’un retraité du Texas, une écolière écrasée de Nantes, son imagination s’est enflammée, sa main droite tâtonne à la recherche de son sexe, et la question qu’il se pose est de savoir maintenant si tout ça vaut vraiment cinq bâtons, de coïter avec la mort en quelque sorte, se surprend-il brusquement à cogiter, baiser avec la mort

 

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la femme qui a suivi un traitement pour sa phobie semble être maîtresse de la situation, attendant son tour, de retour de son entretien au pavillon 55 après avoir été longtemps enfermée, elle est maintenant relâchée à l’essai, elle commence à entrevoir le bout du tunnel ainsi que le lui a dit le docteur, avec une certaine intonation teintée d’espoir, le monde est vaste et étrange, chaque trottoir et chaque pas sont un événement immense dans sa conscience, elle ressent elle-même comment chaque chose est devenu plus facile: elle peut traverser la place maintenant, cela elle le sait mais elle choisit tout de même de raser au plus près le mur de l’hôtel, et c’est là qu’elle s’immobilise, discrètement près de la paroi en verre, saisit son vaporisateur antimoustiques pour s’asperger sous les bras, en silence, car la place est un endroit qu’il faut traverser sans que tombent les bombes mais c’est de l’intérieur que les fourmis la démangent, elles éclosent dans les intestins et sortent par les glandes, il faut les combattre d’une manière offensive, mais en cachette, comme ici et maintenant, devant le grand hôtel où elle rencontre alors le regard

 

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de la clocharde analytique, celle qui avec son regard et son cerveau a psychanalysé des milliers d’êtres pour finalement disparaître à son tour dans le grand tourbillon, rejoindre tous les autres, et lorsqu’elle aperçoit la femme à la phobie, elle ne peut s’empêcher de s’esclaffer: Oh, toi que je regardais comme une patiente modèle ! et la femme à la phobie s’enfuit d’un pas léger, droit devant elle, traverse la place sans penser aux bombardiers et à Dieu, et la dame analytique affiche un sourire énigmatique avant de se tourner vers la prochaine corbeille à papiers et, avec une piété religieuse, en analyser le contenu; on raconte qu’elle a fait des études à Uppsala, qu’elle a été avec Foucault dans la Jaguar jaune de celui-ci, que c’est elle qui lui a suggéré d’appeler son essai malheureux ”Histoire de la folie”, avant de poursuivre sa route, les cheveux en désordre, le manteau à l’envers, les chaussures trop grandes de deux pointures, en direction de

 

53

 

le marin condamné est toujours en vie mais en congé de maladie depuis quelques mois: c’était au Québec, à Trois-Rivières, par une étrange soirée, suivie d’une nuit encore plus étrange: tout l’équipage était en bordée et il avait décidé de regagner le bord en taxi lorsqu’il fut rattrapé par la femme juste au moment de s’en aller. Ils s’étaient retrouvés à plusieurs reprises, voisins de table tout au long de la soirée, avaient échangé quelques regards; elle était belle, sans plus, avait-il pensé, puis hésité avant que tout ça tombe à l’eau, du moins l’avait-il cru; elle avait tourné le dos avant d’être absorbée par un groupe de personnes parlant français et c’est là que le bât blessait, car il ne parlait qu’anglais: Where are you going ? le sourire, et comment il avait passé toute la nuit chez elle dans sa petite maison en bordure de la ville, comment ils l’avait fait et refait, trois fois autant qu’il lui en souvienne, nouveau record personnel sans prendre la moindre précaution, comment il avait promis de lui écrire, comment il lui avait écrit, au beau milieu de l’Atlantique, Mariette Labreque, puis comment quelques mois plus tard, elle ne lui avait jamais répondu, ce petit rhume qui ne le lâchait pas, cette pneumonie et ce cauchemar dont il eut la confirmation en noir et blanc au Dispensaire: un mort vivant, un mort en sursis; le temps a passé, certains jours sont plus vivables que d’autres, il ne sait pas comment écrire, il erre au fil des jours dans la ville, ne sachant pas comment écrire, c’est vachement curieux que la plus belle nuit de ma vie signifiera ma mort, the most beautiful night in my life will be my death, ne ressent aucune haine, seulement un sentiment de tristesse et de solitude et, oui … de l’amour…

 

54

 

l’ex putain brésilienne est belle comme l’aurore et traverse la place en dodelinant du corps et en poussant la voiture d’enfant d’une main ferme, des images de son ancienne vie surgissent par intermittence: le motel de la banlieue de Sao Paulo, les trois ou quatre hommes quotidien, pas plus mais tout de même, le sentiment de n’être qu’une bouche d’égout pour les besoins des hommes lui revient à l’esprit mais moins souvent toutefois, maintenant qu’elle est installée dans sa nouvelle vie suédoise avec villa, mari et enfants; il arrive que son mari éprouve parfois le besoin de la questionner, comme s’il pouvait jamais comprendre, ”comment était-ce possible, ta vie, là-bas, dans ce motel, comment pouvais-tu, comment as-tu tenu le coup ?” demande-t-il et elle sait qu’elle, à ce moment-là, est plus forte que lui, l’ingénieur d’Alfa Laval, et c’est pourquoi elle répond toujours aussi arrogante:” et toi, comment est-ce que tu as pu ? Qu’est-ce qui a fait que tu as échoué là-bas ? Como foi posible ?” et son sourire illumine son visage comme le soleil qui surgit justement derrière le grand hôtel, telle une seule et immense vague de conciliation

 

98

 

la femme qui a utilisé trop d’aïl dans son repas est toujours désolée de son erreur et ne peut toujours pas aujourd’hui, quatre jours après, comprendre comment cela a été possible; elle pense que si elle avait habité moins longtemps en Suède, elle aurait ri de tout cela; mais après toutes ces années ici, son coeur bat à l’unisson de la Suède; ce qui l’effraie le plus, c’est quand elle pense au moment où tous l’ont ressenti en même temps: Christer et Yvonne, Göran et Sandra et son propre mari, Zlatko, son regard, comme s’il avait voulu la tuer et comment elle avait répondu en ayant recours à tous les trucs qu’elle connaissait: humour, sensualité, beaucoup de vin et un dessert à l’effet dévastateur, mais comme si, pourtant, rien ne pouvait sauver la soirée, spécialement le regard d’Yvonne, pense-t-elle, car Christer n’avait rien remarqué; mais avec Yvonne, il y avait quelque chose…une véritable et réelle joie maligne, dans toute l’acception du terme et comment tout avait failli se briser pour elle, avec Yvonne debout près de l’évier, les autres, leur whisky soda à la main, se dirigeant vers la salle de séjour, ” … mais Yasmine, tout le monde peut rater un plat, je me rappelle d’une fois où je devais….”, comment elle se surprit elle-même en cet instant, frappée comme elle le fut par la conscience qu’il serait possible d’aller jusqu’au meurtre pour trois malheureuses gousses d’aïl, avec cette intonation quasi compatissante: ” Yasmine…”

 

103

 

l’homme qui songe souvent à ce qu’est le temps, conduit un camion de livraison de légumes aux restaurateurs autour de la place: il le fait tous les jours, sauf le dimanche où il reste chez lui, dans sa maison de Håslöv, à s’occuper de son jardin et à arroser sa pelouse, à jouer avec ses enfants; mais c’est le Temps qui est sa grande passion, ce qu’est le Temps: il a lu Einstein au cours de ses loisirs et incline à penser que le temps a une forme hélicoïdale, ce que semble confirmer sa routine quotidienne: que nous revenons toujours aux mêmes endroits, dans le temps également, aux mêmes endroits qui nous sont sentimentalement rattachés; il est incapable de décrire les différences de sentiments, sinon qu’il se retrouve là, au milieu des salades, des tomates et du persil, dans un espace unique et indivis pour ensuite garer son véhicule dans un autre endroit, dans une autre rue et que Håslöv et sa famille se situent dans un troisième: que les murs qui séparent ces espaces sont purement imaginaires, de simples cloisons de l’esprit, du moins le pense-t-il, et il lui arrive d’envisager d’écrire ses réflexions sur le Temps: lorsqu’il aborde ce sujet avec sa femme, elle estime, elle qui ne songe jamais à ces questions, qu’il est Pénible et c’est précisément ce qu’il ne veut pas être; mais bien sûr, la chose est difficile, a-t-il l’habitude de répondre alors: tout ce qui concerne le Temps et l’Espace et cette sensation omniprésente de Spirale. Elle quitte alors la cuisine, sa tasse de café à la main, puis regarde le magazine du jardinage ou le dernier feuilleton à la mode, ce qu’elle fait toujours quand son mari commence à être pénible; quant à lui, il a cessé de parler des grandes choses, persuadé qu’il est, qu’Il n’est Pas Possible de Parler de Tout, et quand, lors de telles soirées, il sort les ordures en fumant une cigarette, en observant l’horizon et la voûte céleste, lorsque celle-ci est dégagée, il pense souvent que s’il y a quelqu’un, là-bas, vers cet horizon qui pense ”exactement comme moi”, que chaque jour ressemble tellement à n’importe quel autre, jusque dans les moindres détails au point qu’on a le sentiment évident de ne jamais quitter ces endroits, de monter et de descendre toujours les mêmes escaliers usés en colimaçon

 

109

 

le drogué,un club en aluminium dans les mains, installe une balle de golf sur son support, en plein milieu de la place: personne ne sait où il a trouvé ce club, ses potes sur le banc se marrent en observant ce spectacle insolite, lui un sans caste, avec la crosse la plus populaire des Brahmanes, ”ne va-t-on pas finir par appeler les flics ?” se demande-t-on dans la foule, mais le drogué réussit à immobiliser la balle sur le support et pivote sur lui-même avec une parfaite maîtrise de soi, comme si son passé était le garant d’un avenir prometteur de joueur junior au Club de Golf du Bois de Hêtres; il envoie sa balle dans la direction du grand hôtel, éclate d’un rire auquel fait écho les salves encore plus bruyantes de ses acolytes assis sur le banc ! ”Qu’est-ce que c’est que ça ?” serait en droit de se demander un passant qui viendrait d’arriver sur les lieux: difficile à expliquer, un drogué qui joue un drive en plein coeur de la ville: il se concentre, vise, fait semblant de frapper à plusieurs reprises, comme réfléchissant sur l’importance du poids du club et sur l’importance du coup à jouer; on pourrait presque avoir l’impression qu’il commence à être dégrisé, l’expression se raidit sur ce visage habituellement d’aspect poreux et flasque, qui rappelle curieusement celui de Jack Nicklaus: il s’est mis dans la tête d’envoyer une balle en plein dans la façade vitrée du grand hôtel à cent cinquante mètres de là, un coup en plein dans le mille, sans parler des amateurs de planches à roulettes et des autobus, de l’économe de Vancouver et du patient de l’hôpital psychiatrique, autant de victimes potentielles sur la trajectoire de la balle: tout cela ne l’inquiète pas une seconde, ne réalisant pas, bien sûr, qu’une balle de golfe peut être véritablement mortelle: il se concentre
et …