Livs ÖPPET, en français

(antisonnet 1, à un
peintre flamand )

 

Sergels torg: des gens frigorifiés se hâtent sur la froide
surface de la société, en quoi ton amour peut-il aider ces
âmes blessées entre ces rangées de colonnes ? la femme
solitaire essaye de dominer les ténèbres avec son piano

 

électrique, là où ta lumière généreuse se glisse parfois

à travers les bords de la croûte de la blessure mais personne

ne croit plus à rien: des patineurs, par un triste matin

dominical en Europe, vous sembliez toujours reposer dans quelque

 

chose de plus grand, croyance est un mot trop explicite,

plutôt une confiance que la glace porte toujours mieux

est plus adéquate, là dans mon image de ce siècle finissant ,

 

les gens ne se déplacent même pas sans risques sur un sol ferme,

de rendre à nouveau le monde éclairé et rond,comme chez toi,

un seul et bref instant, de pouvoir attacher vos patins à glace

 

 

(antisonnet 3)

 

transport de personnes du 3ème âge vers Vällingby,

il va bientôt être neuf heures du soir et l’heure des informations ,

le bruit remplit le compartiment, ” Comme le temps passe !

On a cinquante ans et puis, tout à coup, on se retrouve déjà à

 

quatre-vingts ans”, je la quitte et entend à nouveau
le vieux rêve, chant de quelque part et plusieurs portes

s’entrebâillent dans la grande demeure du Temps,
je pénètre dans le souterrain de l’hôpital de Huddinge,

 

on entend un accordéon, une lampe clignote,
je manque presque d’écraser mon père à un carrefour,

sommes-nous ici chez nous dans cette maison

 

ou ne sommes-nous qu’invités ? Le temps fond
comme neige, le temps s’écoule et nous ne sommes
sûrs que d’une chose: tout disparaît

 

 

(antisonnet 4)

 

la putain de cristal, l’as-tu vue ? Elle a vu à la fois Dieu
et le Diable et elle sait qui se fatigue le plus vite, je la
conduis du quartier de Söderà celui de Hjorthagen, elle ne sait pas

où nous sommes et quel est notre nom, je ne sais pas

 

non plus qui je suis et je languis père et mère et les années 50,

la putain de cristal bégaye et grelotte, elle veut que je la

dépose chez Åke et Marie, ils habitent là quelque part dans l’obscurité,

nous tournons en rond, en rond dans le vélodrome

 

 

des ténèbres, la ville est un labyrinthe et le flic observe
muet et l’air hébété, la putain de cristal descend dans
la nuit, un sac en plastique rempli de revues porno

 

dans la main, hiver, société et eaux sombres.
Et moi. Qui quitte les lieux et ne
fais plus qu’un avec la nuit.

 

 

(antisonnet 7
Baudelaire)

 

je rassemble les derniers noctambules et dépose
la femme en robe à grosses fleurs à Skärholmen,
le soleil a déjà eu le temps de poindre,nos regards

se rencontrent dans le rétroviseur et l’auto s’envole

 

au-dessus les maisons, la montre est un sempiternel
animal trottinant et infatigable qui ne nous laisse jamais
en paix, où que nous soyons: les gens au plus profond
de leur existence, amarrés aux ruines grisâtres

 

échouées dans la verdure, elle avance doucement
sur la piste cyclable, quelqu’un allume la lumière dans sa cabine,

il est 03.43: qui étais-tu, toi, au regard empreint

 

de cette douce tristeza qui recouvrait tes paupières
et qui disparaît à jamais dans cette tour et dans mon
poème, toi que, plus jamais, je ne reverrai ?

 

 

(antisonnet 9)

 

Foule d’images qui atterrissent sur ma rétine pour ensuite
redécoller et poursuivre leur route; le monde:
un labyrinthe d’images ratées, où vont-ils,
ces oiseaux inquiets ? Dans leurs griffes:

 

des visages, celui ensanglanté du cycliste écrasé,
le Grec abattu avec la balle encore dans le corps,
les prunelles de ses yeux dans l’océan des ténèbres,
pierres qui scintillent avant de s’enfoncer

 

dans les profondeurs de moi-même et peut-être
d’autres; nous sommes là, cachés, à l’abri
des regards; soeurs, vagues, frères,

 

on est là, en arrêt, devant une existence qui saigne,
je suis toi, es-tu moi ? Vagues, vagues contre
les sombres rivages de la société

 

 

(antisonnet 15)

 

les voix, toujours les voix qui font partie de la maison,

” je lui donne le week-end, il ne pourra pas toujours remettre

au lendemain, car s’il ne m’aime plus… je suis prête à rompre,

tout est si confus comme dans une nappe de brouillard”; le

 

désordre touche tout et tous, les policiers à cheval trottinent

en passant de la case noire à la case blanche, mouvement

dans l’aquarium, puis quelqu’un garde son museau

parfaitement immobile sur le siège arrière, le temps se dilue

 

et la pièce se dilate, de longs moments ouvrent avec nous

le dur spectacle du temps; ceux qui sont ouvertement malheureux,

ceux qui sont ouvertement indifférents, ceux qui

 

sont ouvertement écrivains, ”mais il faudra bien que quelqu’un

y mette bon ordre ?” eh oui, les poètes devront rester enfermés

pour que toi, mon ami, tu puisses être dehors

 

 

(Caspar David Friedrich
à la station BP)

 

la station d’essence à la périphérie de la ville,
monde nocturne d’huile, d’alimentation et de pornographie,
à la caisse, bâille la pompiste au milieu de cette
moderne éternité, Caspar David se dirige vers la caisse,
n’achète rien, aucun article, se contentant de scruter, étonné,
son sourire fatigué, ce n’est qu’en ressortant dans la nuit
qu’il tombe sur son vieil ami, l’anachronique croissant argenté au-dessus des tours

 

 

(file de voitures)

 

l’huile et le rut jamais éteint
autour des autos de la ville, quelqu’un mugit bruyamment,
un désir palpite dans cette queue parmi les sexes,
tout s’immobilise, violemment comprimé,
devant l’entrée du tunnel, l’énorme machine urbaine
rumine sans fin – tout à coup, le soleil
tend alors son bras doré, se frayant un passage
à travers les fumées de la file de voitures, entrouvre la blouse
de soie de la femme inconnue dans une Mazda sur le Pont central et, d’un rayon solitaire, caresse sa blanche mamelle

 

 

(sans titre)

 

devenir un arbre humain,
avec des racines à la rencontre des vers
et du passé lointain et
des bras s’élevant vers le ciel, devenir
adulte, être un arbre adulte,
ferrailler dans le vent contre
tous les autres arbres,
il arrive parfois que
s’entrecroisent la trajectoire des
feuilles qui tombent,
que des branches étalées se touchent
au moment où l’arbre s’abat,
les feuilles sont des mots qui
tourbillonnent dans le vent, des promesses et
des mensonges qui tombent sur
le sol, ici, dans ce parc tout autour
des arbres humains

 

 

(sans titre)

 

ne peut-on pas remonter le temps, Fredrik ?
devant nous: les photos de différentes époques, enfance,
école, paysages, ” ça aussi c’était moi, voilà
à quoi je ressemblais, trois ans et demie, dix-sept ans, vingt ans, là je viens de passer mon bac”,
les photos ont les bords légèrement brûlés, la vie
s’est consumée par tous les bouts, il est blanchi
par l’âge et par l’alcool, un géant de docker vient de s’écrier,
en faisant jouer ses muscles dans le soleil sur le pont, sur les quais, ” six bouteilles d’ Aurora par jour,

y a pas de quoi fouetter un chat, non ?”,
Jacko, le perroquet, maintenant mon seul ami,
la chambre de la défunte mère est toujours intacte
comme si on attendait encore son retour,
te rappelles-tu
comme on s’amusait
au port ?

 

 

(sans titre)

 

près de ce lieu qui est nôtre
règne une loi qui, tout à la fois, change et conserve,
le connu qui est moi-même, l’inconnu
qui m’habite, tout sera conservé et périra,
c’est pourquoi nous serons singuliers, brusquement
le train s’immobilise sur la voie entre ici et là,
on s’affaisse sur la chaise en se demandant pourquoi,
on n’obtient aucune réponse et on n’est donc pas surpris
lorsque tout redémarre à nouveau,
on entend clapoter le contenu d’une carafe d’eau, quelqu’un
s’exprime sur l’événement, un nuage prend la forme
dont je rêve et les forces reviennent, je m’inscris
au jour le jour, examine de près les grands mots et apparaît
alors leur mauvais côté, la prise de conscience de cet aspect sombre
et rampant de l’envers des mots et des choses me fait croire
que l’écriture de l’eau est peut-être la plus vraie de toutes,
celle qui permet de lire entre les gouttes,
d’arrêter de poser toutes les questions qui, quoi
et pourquoi

 

 

(sans titre)

 

attends, mais n’attends
pas trop, car la vie s’écoule,
disparaît au-dessus des cimes
du présent, la marée nous purifie
et nous remplit de boue tout à la fois,
apprendre à connaître cette eau
sombre, le rythme du fleuve,
dans cette eau qui s’écoule,
qui reflue, coule à travers le parc,
au fond du puits, monte vers la lumière,
retourne au tombeau, en route pour le travail,
n’oublie pas le repas, comment s’est terminé
le match ? – nous exécutons une danse
immobile autour de toutes les
grandes questions: pourquoi
existons-nous, pourquoi nous souvenons-nous,
pourquoi sommes-nous toujours rattrapés par
les eaux sombres du fleuve – au fond du puits,
jusqu’au tombeau, n’oublie pas
le repas, nous verrons-nous
au match ? – c’est là que nous existons,
là que nous nous souvenons, là
que nous sommes rattrapés par les eaux
sombres de la nuit

 

 

(Scanie)

 

mon âme,
oui, j’y crois de plus
en plus fort, de même qu’en la tienne,
que l’oeil embrase de grands espaces,
plus que je ne le croyais autrefois, oui
mon âme et le jour
sont aussi vastes que le monde, petits
comme un dieu,
mon âme et moi sommes
de plus en plus en symbiose,
elle est là où je m’y attends
le moins, je suis là où elle m’attend
le moins, oui mon âme
et moi
nous pourrions former
un couple merveilleux

 

 

(plein soleil)

 

plein soleil, une image chasse l’autre,
tout n’est que réconciliation: île et mer, bois
et champs, homme et vie,
le Kattegat est comme un parterre bleu, nous sommes
des anges difficilement enfouis
dans des corps bronzés, la mort
n’a pas sa place ici
aujourd’hui

 

 

(memory)

 

une vieille photo de famille, un herbier, un peg de golf
et un jeu de société, la constellation de la famille
s’est pour toujours installée au-dessus du cabanon, la lune et
Vénus se trouvent bien mieux chez les Stefansson, là-bas, ici
la verdure est la seule chose en laquelle nous croyons, et
chaque pouce de terrain est peuplé d’insectes et
d’instinct de vivre côte à côte, l’été
est un état d’esprit toujours prêt
d’être abandonné, les chaises longues se replient d’elles-mêmes
et la mer se retire en août, l’obscurité
entre les roues de la Grande Ours est faite de peine
et de nostalgie, nous avons un cabanon,
nous

 

 

(sans titre)

 

un verre de whisky sur la table devant
le buisson d’églantines au seuil de la nuit,
nous sommes assis devant le cabanon, la mer et
le soleil, la chaise sur laquelle je suis assis repose sur
la terre, les mots que nous utilisons naviguent sur
le champ, tout est si proche, tout est
insaisissable, un chevreuil s’immobilise
en nous écoutant un instant, puis le tableau se vide
à nouveau, le crépuscule recouvre progressivement
tout de noir et nous disparaissons
en quelques traits, c’est encore juillet et
nous sommes de vagues contours, parties
d’un bois, tu es un genévrier, moi un églantier
et les mots et les souvenirs sont tout ce qui se voit

 

 

(sans titre)

 

la croyance dans le bleu de la mer et le jaune du soleil,
un credo simple en un temps compliqué,
nous régressons collectivement et parlons seulement
des enfants et du prochain repas,
du bruissement des frênes et des bouleaux,
des perce-oreilles et de l’herbe jaunie, là où
les grandes nouvelles jaunissent aussi vite que
le lait aigrit, les moustiques virevoltent impuissants
sous la lampe et les scarabées
sur le dos illustrent les problèmes de la vie
et aucun coucher de soleil n’est semblable
à un autre lorsque notre cabanon de couleur rouge
voyage à travers le temps; à l’intérieur,
on peut apercevoir la famille autour de la lampe;
nous jouons aux dés, côtoyons le hasard
et nous nous fréquentons les uns les autres, là,
à l’endroit où le temps mue mais
jamais ne bouge

 

 

(inventaire successoral)

 

déclarer la succession, dit l’homme avec
un stylo et un papier, l’oiseau a laissé
une croix noire sur le parquet,
quelqu’un élève une cuillère en argent
vers le soleil pour rechercher
les ailes du disparu, personne ne sait rien,
si l’oiseau a caché l’argent dans
le tronc de l’arbre,
entre l’écorce et la couronne,
j’appartiens à la même tribu,
c’est pourquoi j’applique sur les objets
le souffle de ma vie,
personne ne me voit lorsque
j’entends le rire du disparu,
s’élever du nid, l’exécuteur testamentaire
met de l’ordre dans toutes les pages du testament
sauf une qui
apporte une réponse à toutes ses questions
et apparaît à la fenêtre comme une aile
blanche sur la glace et la neige, mourir
c’est quitter les objets
sans paroles

 

 

(le bateau rouillé)

 

l’horloge murale
se fait entendre tous les quarts d’heure sourde et
résonnante des souvenirs de cette époque
de l’enfance de la classe, ta classe sera rarement aussi
visible que là sur la porcelaine et
l’argent, nous sommes gravés l’un dans l’autre
quel que soit mon souhait, ma révolte contre
le puissant courant est vaine, murmure
en moi l’animal: mais il y a une péniche rouillée
à 200 mètres au-dessus du précipice
des chutes du Niagara, un navire
et son équipage qui, en 1911, fit une erreur de
navigation et fut aspiré vers la chute,
le miracle prit la forme de
quelques pierres et d’une petite formation de rochers,
un non de défi venu des profondeurs du fleuve
mit un terme à l’inévitable si évident;
il est parfaitement possible de vivre ici,
sur le plancher de la cale d’une péniche
rouillée, nous sommes nombreux et les éclaboussements
sauvages et furieux du fleuve sont une part de
notre stupide inspiration

 

 

(please follow this direction)

 

Une nuit, il y a longtemps, en voyage à travers un continent vaste et inconnu, le rêve me ramène chez moi vers les eaux glauques, le port industriel où l’Ombre rentre à la maison en titubant, humilié dans l’obscurité du soir et le dur monde du travail, dans les entrailles d’un navire de la ligne d’Extrême Orient; je travaille avec Lundberg, le communiste, nous buvons le café ensemble, je grimpe sur le pont et un rayon de lumière pénètre dans les pièces en les agrandissant. Elle se plante devant moi, les yeux brillants et elle se met à parler littérature et langue, Literaturnaja Gazeta et Soljenitsyne, elle est russe et ne ressemble à personne que j’ai jamais rencontré, aucune femme connue de moi ne ressemble à cette figure de lumière, et jamais je n’ai ressenti un éclair plus violent que la nuit où elle est descendue sur moi; au moment où j’écris ces lignes, beaucoup d’années se sont écoulées depuis cette visite sur ce navire de la ligne d’Extrême Orient, l’image des eaux glauques du port industriel forment la trame et elle émerge de ces eaux sombres comme si quelque chose m’appelait; je ne saurai jamais qui elle ”était”, mais ne vivons-nous pas tous dans cette incertitude, sollicités et dirigés par des créatures de lumière qui disparaissent dès que nous nous approchons d’elles, incendiés par des yeux qui suppriment toutes nos hésitations sur ce que nous voulons accomplir dans notre vie ? Elle a disparu. Je me suis réveillé, réchauffé de bonheur dans une chambre d’hôtel à Montréal, j’ai fait ma valise et j’ai continué mon voyage.